Des
modèles d'insurrections pacifiques qui amènent au changement politique, cela
existe en occident actuellement... Il suffit de porter le regard chez nos amis
québécois, où les étudiants ont résisté fortement l'an dernier aux logiques
néo-libérales qui visaient l'augmentation des frais d'inscription. Ceci a
entraîné un mouvement populaire plus large menant à la chute du gouvernement en
place. Un livre vient de sortir permettant de
témoigner et de maintenir la mémoire d'un printemps (érable) où l'art, l'acte
et la pensée ont repris leurs droits. Une lecture qui donne matière à réflexion
pour trouver des moyens de résister.
Voici
ci-dessous un entretien que j'ai réalisé avec Maude Bonenfant, qui est une des
auteures de cet ouvrage et Professeure à l'Université du Québec à Montréal,
spécialisée en études des médias socio-numériques. Elle a donc été à
l'avant-scène des événements. Il s'agit de revenir sur la chronologie des
faits, sur les logiques sous-jacentes à ces réformes universitaires, sur le
positionnement du corps professoral et de la société globale par rapport à ces
manifestations, sur le rôle des réseaux socio-numériques, sur l'explosion de
créativité qui a accompagné ce mouvement et sur les enseignements que l'on peut
transmettre aux étudiants qui subissent ailleurs les conséquences des réformes
néo-libérales du système éducatif.
SG : Ici en France, même si quelques pages de grands
quotidiens ont été consacrés au printemps "érable" lors de ses
moments forts, nous n'avons finalement eu que des échos limités des incidences
(politiques, sociales) de ces événements, de leurs causes profondes et leurs
déroulements. Tu as été concernée au premier plan puisque tu es depuis 2011
Professeure à l'Université du Québec à Montréal, qui a été au premier plan des
revendications étudiantes. Tu es co-auteure d'un ouvrage intitulé Le printemps
québécois, une anthologie (édition écosociété) qui vient de paraître. Il
propose de témoigner de ces mouvements de résistances à des réformes
néo-libérales, qui imposaient des logiques "d'utilisateur-payeur" au
monde universitaire (incitant par là même à l'accroissement des emprunts
étudiants auprès des banques, qui est un système de financement des études déjà
répandu au Québec). Ce livre est donc l'occasion de passer de "la révolte
à l'archive" en explorant de nombreuses pistes de réflexion sur les
origines politiques, sociales, économiques du conflit et sur ses conséquences
sociétales et culturelles.
Pour les lectrices et lecteurs qui n'auraient eu que peu d'informations sur ce moment essentiel de l'histoire récente du Québec, peux-tu revenir en quelques lignes sur la chronologie et les faits marquants de ces événements ? Peux-tu aussi nous expliciter rapidement les logiques sous-jacentes à ces réformes du monde universitaire ?
Pour les lectrices et lecteurs qui n'auraient eu que peu d'informations sur ce moment essentiel de l'histoire récente du Québec, peux-tu revenir en quelques lignes sur la chronologie et les faits marquants de ces événements ? Peux-tu aussi nous expliciter rapidement les logiques sous-jacentes à ces réformes du monde universitaire ?
MB : En fait, si l'on veut
vraiment remonter aux sources, il faut partir des années 1960 où une volonté
politique et civile réelle existe afin de rendre accessible les études
supérieures à de nouvelles classes de la société. Au Québec, cette période
correspond à la Révolution tranquille où de profonds changements animent
la société. Entre autres, le Ministère de l'éducation est créé ainsi que le
réseau des « cégep » (collèges d'éducation générale et
professionnelle) qui permettent alors de faire le pont entre les études
secondaires et les études universitaires. Du côté des universités est créé le
réseau de l'Université du Québec, avec des institutions un peu partout dans la
province : la nouveauté étant surtout de mettre en place des institutions
universitaires en région et ainsi faciliter l'accès aux études supérieures. À
Montréal est créée l'Université du Québec à Montréal, où je suis professeure,
institution présentée comme « l'université du peuple ». À partir de
ce moment germe dans une partie de la société l'idée de l'accessibilité aux
études.
Au fil des années, plusieurs grèves étudiantes
jalonnent l'histoire et la volonté de protéger « les acquis » est
prédominante, c'est-à-dire que cette idée d'accessibilité au plus grand nombre
d'étudiants possible, surtout ceux de « première génération » (dont
les parents ne sont pas allés aux études) ou de milieux défavorisés, est
toujours présente. Ainsi, les frais de scolarité ont été conservés relativement
bas (comparés aux États-Unis, par exemple), bien qu'étant tout de même plus
élevés qu’en France, par exemple. Pendant de nombreuses années, ils ont même
été « gelés » à un certain niveau, sans tenir compte de l'inflation
(ce qui constitue en fait une baisse progressive). Cependant, il faut dire que
les « frais afférents » continuaient d'augmenter sans cesse, une
habile terminologie bureaucratique permettant d'augmenter les frais sans que ce
ne soit officiellement des « frais de scolarité ». Néanmoins, le
Québec a réussi à conserver des frais relativement bas.
Parallèlement à cette volonté de garder les frais de
scolarité bas, une montée de la droite économique est apparue et a gagné une
partie de l'opinion publique. Certains ont commencé à réclamer une augmentation
des frais de scolarité au nom du principe du « consommateur-payeur ».
Les recteurs des universités ont acquiescé, criant famine après de nombreux
déboires économiques (dont je passe les détails...). Le gouvernement, « pris
à la gorge » par la dette, a déclaré ne plus avoir d'autres choix que de
faire en sorte que les étudiants, eux aussi, « fassent leur juste
part »...
Le portrait tracé de la situation semble alors
classique considérant les problèmes économiques des sociétés occidentales. La
rhétorique classique nous est alors servie afin de justifier des
« coupes » dans les services... mais plus profondément et plus
dangereusement s'ancre une vision « marchande » de l'université où
les étudiants ne sont plus des étudiants, mais de la « clientèle ».
Ce sont des consommateurs et les professeurs, des pourvoyeurs de service. Dans
ce type de perspective vers laquelle tend malheureusement l'université
québécoise, l'université devient une grande succursale de formations en synchronie
avec le marché du travail où le bien commun est celui qui rapportera à
l'économie. Tous en veulent « pour leur argent »... nous sommes bien
loin de idéaux de l'éducation! (à ce sujet, je conseille aux lecteurs cet
excellent ouvrage www.luxediteur.com/content/universite-inc
ainsi que ce vidéo http://www.youtube.com/watch?v=aOLB3CWV-sA
de l'IRIS www.iris-recherche.qc.ca/
pour mieux comprendre tous ces enjeux que je présente ici trop brièvement)
Bref, c'est dans ce contexte d'une conception
néolibérale de l'université, d'une marchandisation de l'éducation et du savoir,
d'une privatisation des intérêts communs à des fins économiques, de l'entrée
des universités dans des logiques de concurrence comme n'importe quelle
entreprise et d'une conception mercantile de la gestion des universités que les
étudiants se mettent en grève en février 2012.
Plus précisément, c’est en 2007 que le gouvernement
libéral avait annoncé une hausse de 500$ par année sur cinq ans des frais de
scolarité, hausse qui sera ramenée dans le budget de 2011 à 325$ d'augmentation
par année pour cinq années consécutives, pour un total de 1625$ d'augmentation
(ce qui équivaut à une hausse de 75%). Dès 2011, une série de grèves d'une
journée et de manifestations ont lieu. En décembre, la Coalition large pour une
solidarité étudiante (CLASSE) est créée et, en janvier 2012, la Fédération
étudiante collégiale du Québec (FECQ) et la Fédération étudiante universitaire
du Québec (FEUQ) annoncent leur intention de déclencher une grève générale. À
partir du mois de février, les premiers votes de grève se prennent et les
premiers CEGEP tombent en grève, suivis d'une série de programmes, départements
et facultés universitaires. Au pic de la grève, le 22 mars, plus de
300 000 étudiants sont en grève et près de 200 000 personnes (chiffre
qui varie selon les sources...) manifestent dans les rues de Montréal. Du
jamais vu...
SG : Pourquoi selon toi l'insurrection des étudiants a pris une telle ampleur et n'a pas faibli ? Le corps professoral, qui était également concerné par les réformes, était-il majoritairement solidaire de ces mouvements étudiants ?
MB : Plusieurs facteurs
expliquent l'ampleur du mouvement et, bien que je puisse en identifier
certains, il nous faudra certainement encore plus de recul pour bien comprendre
exactement ce qui s'est passé. D'abord, il faut mentionner l'élément
déclencheur, soit une hausse de 75% des frais de scolarité en 5 ans : la
démesure de la hausse a certainement provoqué un sentiment de colère et
d'injustice plus intense que si la hausse avait été moins importante.
Cependant, au contraire de ce que certains ont affirmé, la grève n'a pas été
spontanée; la « résistance » s'est mise en place dès l'annonce de la
hausse. En effet, les étudiants les plus militants ont préparé cette grève
pendant des mois, allant d'association étudiante en association étudiante afin
d'informer les membres, de les mobiliser, de les guider dans la marche à suivre
pour mettre en place une grève générale illimitée.
Il faut dire que cette organisation a été facilitée par
les nouvelles technologies. Les étudiants ont su profiter des nouvelles
possibilités offertes par Internet et, plus particulièrement, les médias
socionumériques. Ils ont mis en ligne plusieurs plateformes pour s'organiser,
se mobiliser, transmettre de l'information, se motiver, partager du matériel
militant, organiser des manifestations. Facebook, tout particulièrement, a joué
un rôle majeur alors que les étudiants ont utilisé la fonction
« Événement » du réseau numérique pour organiser rapidement et efficacement
un très grand nombre d'activités, permettant à la fois une plus grande
visibilité du mouvement et de garder les militants actifs. En stimulant
ainsi le mouvement de manière directe, rapide et simple, le mouvement de grève
a pu rester vivant pendant plusieurs mois. Par exemple, au moins une
manifestation par jour était organisée, souvent deux, parfois trois ou quatre
où toutes sortes d'activités étaient proposées aux manifestants et militants.
En ce qui concerne le corps professoral, une partie
était solidaire et a pris part directement aux actions des grévistes (entre
autres sous la bannière « Profs contre la hausse » : http://profscontrelahausse.org/ ),
mais une autre partie était plutôt distante par rapport à cette grève,
considérant qu'elle ne concernait que les étudiants et, finalement, certains
professeurs s'opposaient à la grève (par exemple, en continuant à donner leurs
cours). Beaucoup de professeurs ont donc pris part au mouvement,
plusieurs de manière très engagée : ils étaient présents sur le terrain,
mais aussi dans les médias, sous forme de lettres ouvertes, de pétitions et
conférences de presse afin de bien faire comprendre au public l'appui d'une
partie (au moins) des professeurs au mouvement.
SG : Quelle a été l'attitude de la société globale par rapport à ces manifestations étudiantes ?
MB : Au départ, la société
était divisée à 50% par rapport au conflit, la moitié de la population appuyant
le mouvement, l'autre qualifiant les étudiants « d'enfants gâtés ».
Cependant, suite à des actes de violence (controversés à plusieurs niveaux...),
une partie de l'appui s'est dissoute et, vers la fin du conflit, les grands
médias affirmaient que les étudiants avaient perdu la bataille de l'opinion
publique. Il faudrait ici expliquer davantage la question de « l'opinion
publique » et relativiser à la fois le constat des grands médias, à la
fois la manière dont les choses se sont passées (et le décalage par rapport à
la manière dont elles étaient rapportées), mais il est certain que les
étudiants ont perdu beaucoup d'appui au fil de la grève – y compris parmi les
étudiants eux-mêmes – malgré le fait qu'une majorité de la population
n'appuyait plus le gouvernement en place.
SG : Il faut alors préciser que les manifestations du Printemps érable ont abouti à la chute du gouvernement libéral au Québec. Selon toi, ces révoltes ont-elles permis la remise en cause en profondeur des réformes alors initiées ? Par exemple, lors du printemps 2012, certaines lois limitant la liberté des individus ont été votées afin d'affaiblir les résistances, notamment ce que l'on a appelé la loi 12 ou "loi spéciale" qui restreignait le droit de manifester et prévoyait de lourdes amendes pour les contrevenants. La loi 12 est aujourd'hui abrogée, pour autant on a assisté encore récemment à des arrestations de masse lors d'une manifestation de commémoration du "printemps érable". La "révolte" est-elle encore vive malgré le changement de gouvernement ?
SG : Il faut alors préciser que les manifestations du Printemps érable ont abouti à la chute du gouvernement libéral au Québec. Selon toi, ces révoltes ont-elles permis la remise en cause en profondeur des réformes alors initiées ? Par exemple, lors du printemps 2012, certaines lois limitant la liberté des individus ont été votées afin d'affaiblir les résistances, notamment ce que l'on a appelé la loi 12 ou "loi spéciale" qui restreignait le droit de manifester et prévoyait de lourdes amendes pour les contrevenants. La loi 12 est aujourd'hui abrogée, pour autant on a assisté encore récemment à des arrestations de masse lors d'une manifestation de commémoration du "printemps érable". La "révolte" est-elle encore vive malgré le changement de gouvernement ?
MB : Oui, la contestation du
Printemps est un des facteurs qui expliquent que le Parti Libéral a perdu le
pouvoir au profit du Parti Québécois (PQ) lors des élections, au début du mois
de septembre (mais bien d'autres éléments doivent être pris en considération).
Malheureusement, le PQ, qui avait pourtant appuyé le mouvement, n'a pas répondu
aux attentes des militants et même s'il y a effectivement eu un Sommet de
l'Éducation (une des exigences des étudiants), il a été très critiqué – entre autres
parce que les dés semblaient joués d'avance et que l'espace de discussion
n'était vraiment pas celui souhaité. En d'autres mots, le Sommet a eu l'air
davantage d'une démarche de « relations publiques » plutôt que d'un
lieu pour penser en profondeur le système d'éducation supérieure – ce qui a
beaucoup déçu les militants qui se sont sentis trahis par le nouveau
gouvernement. À juste titre! Enfin, nous avions un espace pour discuter
d'enjeux importants et le gouvernement en a fait une pièce de théâtre dans
laquelle les acteurs ne voulaient pas jouer... En outre, si la hausse a été
annulée par le PQ, une indexation a été adoptée par le gouvernement – ce
qui équivaut à une hausse (par contre, elle est beaucoup moins élevée que celle
prévue par le gouvernement libéral). Ces révoltes du Printemps ont alors
effectivement eu comme conséquence une annulation de la hausse, mais
certainement pas une remise en cause ni même un questionnement sur les risques
d'une marchandisation du système universitaire.
D'un autre côté, si la loi 12 a effectivement été
abrogée lors de l'arrivée du PQ au pouvoir, le règlement P-6 adopté par la
ville de Montréal, amendé dans la foulée de la Loi 12, existe toujours et est
mis en application par la police afin de procéder à des arrestations massives.
Ce règlement oblige, entre autres, à donner un itinéraire à la police à
l'avance et interdit le port du masque. Ce règlement n'est en vigueur qu'à
Montréal, principale ville où a toujours lieu la contestation, et est mis en
application systématiquement lors de manifestation des « carrés
rouges » (et seulement lors des manifestations de ces militants – ce qui
porte à croire à du profilage politique...).
La contestation continue pour diverses raisons :
certains réclament l'annulation de l'indexation, la gratuité scolaire, une
enquête sur la brutalité policière durant le conflit, une annulation des
milliers de contraventions qui ont été données aux manifestants, une
reformulation du règlement P-6... mais au fil des mois, la contestation prend
d'autres formes et si les manifestations ont presque disparu, c'est la voie
légale qui est investie (entre autres, les tribunaux) afin de contester la
légalité des amendes reçues, blâmer le travail des policiers, obtenir une
commission d'enquête, etc. Une série d'événements artistiques sont aussi mis en
place (sous forme d'expositions, par exemple) afin de garder vivante la mémoire
de ces luttes. (pour en connaître plus sur la brutalité policière durant cette
période, voici un documentaire, Dérives : http://www.youtube.com/watch?v=9iZdAdczrGk)
SG : Quelles sont selon toi les principales différences ou points communs entre les événements de 2012 et ceux de la révolution tranquille ? Cette dernière révolution a notamment été présentée comme un moment de consensus social qui a justement permis des réformes majeures (dans le domaine de la santé, de l'école, des services, etc.). Est-ce que cela a été identique en 2012 ? Ces manifestations ont elles amené à une conscientisation politique suffisante pour induire un profond changement social, comme cela a été le cas lors de la révolution tranquille ?
MB : Il n'est pas du tout
question de « révolution tranquille » en ce qui a trait au Printemps
2012. Si le printemps est, en quelque sorte, l'héritier de cette période
charnière de l'histoire du Québec, de cet éveil de la société civile, le
Printemps a eu lieu afin de protéger les acquis. Le contexte a d'ailleurs
beaucoup changé mais, comme je ne suis pas politologue ou historienne, ni même
experte de cette portion de l'histoire du Québec, je n'oserais m'avancer
davantage.
Cependant, je peux dire par expérience – pour avoir
interviewé beaucoup d'étudiants – que, oui, nous avons certainement
conscientisé et politisé une partie de notre jeunesse et avons rappelé à une
partie de la population ouverte aux idées progressistes et sociales qu'il était
(encore) possible de travailler à faire de ce monde un monde meilleur. Le
rouleau compresseur de l'économie n'a pas tout écrasé! Cependant, non, il n'y
aura malheureusement pas de profonds changements sociaux comme il y a eu lieu
lors de la Révolution tranquille (du moins pas à court terme...), entre autres
parce que les institutions politiques n'ont pas suivi le mouvement (au
contraire de la Révolution tranquille où la volonté politique de créer de
nouvelles institutions et de réformer les anciennes était très présente).
C'est la grande déception de plusieurs militants
encore actifs, car, à partir de la Loi 12 surtout (vers la mi-mai), une partie
de la population s'est ralliée au mouvement de grève et les revendications se
sont élargies pour contester de manière plus globale le néolibéralisme et ses
effets sur la société civile. On sentait un « momentum » dans la
population pour vivre des changements plus radicaux. Or, ce néolibéralisme
traverse les « grands partis » qui n'ont pas la volonté de changer
les choses en profondeur : ni le Parti libéral alors au pouvoir, ni le
Parti Québécois maintenant au pouvoir n'a suivi ce mouvement pour le
changement. Ce qui a créé et continue de créer beaucoup de mécontentement. Pour
cette raison, nous voyons depuis plusieurs années l'apparition de « petits
partis » alternatifs (Parti Vert, Québec Solidaire, etc.), offrant de
nouvelles visions plus égalitaires et progressives de l'économie, la société,
l'éducation, etc. Ces partis ont, d'année en année, de plus en plus de
sympathisants et on peut prévoir qu'ils perceront un jour aux élections de
manière significative...
SG : Dans tes travaux de recherche, tu es spécialiste des médias socionumériques. On dit souvent que les réseaux socionumériques ont joué des rôles clés dans les révoltes du printemps arabe. Quels rôles ont joué ces réseaux dans le cas des manifestations au Québec ? Y avait-il une réelle liberté d'expression par cet intermédiaire ou a-t-on pu constater un renforcement de la surveillance des réseaux ?
MB : La plupart des
étudiants maîtrisent bien les technologies et savent comment les utiliser,
bénéficier de leurs forces, mais aussi comment les intégrer dans leurs activités
quotidiennes. Ainsi, il n'est pas étonnant de constater que leur usage a été
très généralisé et ce, à plusieurs niveaux. D'abord, pour offrir des
plateformes d'information et de diffusion. Le web est devenu une source majeure
d'information et dépasse largement la radio, les journaux papier ou même la
télévision chez de nombreux étudiants. Il apparaissait ainsi
« naturel » d'en faire une source d'information en temps réel sur le
développement du conflit, les activités proposées, les déplacements des forces
policières... C'était aussi un moyen d'informer la population par d'autres
canaux que ceux des médias traditionnels, mais surtout de
« discuter » - parfois de manière très agressive – du conflit avec
ceux qui s'y opposaient. Nous avons assisté à de nombreux débats sur les médias
socionumériques, ce qui a favorisé le clivage et les insultes. Or, ces débats
ont aussi encouragé les internautes à formuler une meilleure argumentation afin
de défendre son opinion.
Plus qu'un espace d'information et de débat, le web
est aussi devenu un lieu de création en soi et différentes plateformes telles
que Youtube, Vimeo et Facebook ont permis la diffusion d'oeuvres, de vidéos,
etc. Une iconographie abondante a aussi circulé et certains symboles ont été
créés : le plus fameux étant, bien sûr, le « carré rouge ».
Toutefois, je crois que la plus grande
« nouveauté » par rapport aux réseaux socionumériques – et c'est
directement le lien avec le « Printemps arabe » - est la force
d'organisation, de rassemblement spontané, qu'offrent ces nouvelles
technologies. En quelques heures, des manifestations majeures pouvaient
s'organiser afin de se faire entendre... rapidement!
Finalement, un élément parfois négligé, mais qui
m'apparaît fondamental considérant mes recherches actuelles, est celle des
« traces numériques » qu'a laissé chacune de ces actions sur le web
et la perspective « historicisante » de ces traces que nous pouvons
reconstruire. Cette volonté d'historiciser le conflit est d'ailleurs visible
avec des plateformes telles que wikipedia (l'entrée sur le conflit est
impressionnante et s'écrivait au fur et à mesure des événements) ainsi que
Facebook et Flickr où plusieurs groupes ont accumulé des archives (dont Archives:
Imagerie d'un Printemps érable sur Facebook: https://www.facebook.com/AffichesggiPosters?ref=ts&fref=ts)
Or, en même temps, ces traces numériques sont aussi
des moyens de « traçabilité » des individus et des groupes et la
police utilisait aussi les médias socionumériques pour s'informer des diverses
actions prises par les étudiants et identifier les militants les plus actifs.
Nous ne savons pas exactement à quel point il y a avait (et y a toujours) de la
surveillance par les forces policières, mais il est certain que le Web fait
désormais partie de l'espace public à surveiller. Un cas, particulièrement,
soulève les passions : celui d'une jeune étudiante poursuivie en justice
pour incitation à la violence pour avoir « posté » sur son babillard
Facebook une photographie d'un graffiti anonyme montrant le chef de la police
de Montréal avec une balle dans la tête. Est-elle coupable? Voici une
importante problématique en ce qui concerne ce « nouvel espace
public »!
SG : Quels sont les moyens de résistance que les étudiants
ont mobilisé ?
MB : Les étudiants ont à la
fois utilisés des moyens « classiques » de résistance, à la fois
inventé de nouvelle manière de résister en se faisant entendre dans l'espace
public. Ils ont d'abord procédé à une campagne d'information et de mobilisation
afin de faire une grève générale illimitée autant au niveau collégial
qu'universitaire. Par la suite, la « tactique » a été à la fois de
garder les étudiants mobilisés, à la fois d'informer la population du
bien-fondé de leur lutte, à la fois de négocier avec le gouvernement. Si la
mobilisation a été une réussite – sûrement en grande partie grâce aux médias
socionumériques – il n'en a pas été de même avec l'opinion publique, ni avec
les négociations, car le gouvernement libéral avait adopter la stratégie de
« ne rien faire » dans l'espoir que le mouvement s'essouffle par
lui-même et se discrédite. Afin de conserver la mobilisation et d'informer la
population (pour ultimement, mettre de la pression sur le gouvernement), les
étudiants ont utilisé une panoplie de moyens qui, souvent, reflétaient leur
domaine d'étude – chacun y allant avec ses compétences afin de participer au
mouvement. Ainsi avons-nous vu une production impressionnante d'objets, la
multiplication d'événements, l'organisation de divers groupes, etc.
SG : En effet, il est impressionnant de voir à quel point le printemps érable a généré une production artistique soutenue et engagée, sur différents médiums (jeux vidéo, arts graphiques, etc.). Quel rôle a joué cette "explosion de créativité" dans la mobilisation des étudiants ou d'autres tranches de la population ? Ce blog essaie d'ailleurs de faire le lien entre réflexions politiques et productions artistiques sur différents supports, notamment numériques. A ce titre, as-tu une oeuvre en ligne à nous faire découvrir sur le printemps érable ?
MB : Oui, il a été
impressionnant de constater le large éventail de moyens qu'ont pris les
étudiants afin de se faire entendre dans l'espace public. Oui, il y a eu des manifestations
(quotidiennes!), mais il y a aussi eu une production culturelle riche :
affiches, tricots, revue littéraire, installations, performances artistiques,
jeux vidéo, vidéos, œuvres picturales, sculptures, chansons, etc. Il y a aussi
eu la production de divers objets, comme des cale-portes « afin de garder
les portes des universités ouvertes », des bières thématiques, des soirées
littéraires, des spectacles d'humour, des concerts, des « cours dans la
rue », etc.
À ce propos, j'invite les lecteurs à consulter ce trop
restreint échantillon : http://boiterouge.net/,
http://contre.ca/index.php, http://ecolemontagnerouge.com/, http://fermaille.com/, http://mailleapart.blogspot.ca/,
http://printempsquebecois.com/printemps-quebecois-quand-le-peuple-seveille/,
http://rouge.onf.ca/, http://vimeo.com/43676560, http://artactqc.com/, http://www.youtube.com/watch?v=zkbBeQ21d1c,
Nous recensons d'ailleurs une très grande partie de
cette production culturelle dans notre anthologie afin qu'on n'oublie pas et
que tous, collectivement, on prenne conscience de ce qui s'est
« réellement » produit au printemps dernier... Nous tous, je crois,
avons découvert de nouvelles formes de prise de parole dans l'espace public
lors de ce printemps.
SG : Enfin, quel enseignement, tiré de ces événements, souhaiterais-tu transmettre à des étudiants qui subissent eux-aussi les conséquences des réformes néo-libérales du monde de l'éducation (que ce soit au Québec, en Europe ou ailleurs) ?
MB : Un des éléments qui m'a
marquée et qui est sans cesse revenu dans le discours et les actions des
militants est à quel point, lors de la grève, le collectif a primé sur
l'individu. De nombreux groupes se sont mis en place où, rapidement, c'est le
groupe entier qui prenait le crédit d'une action et non plus un ou quelques
individus. Plusieurs ont d'ailleurs voulu rester anonymes, malgré l'importance
de leur participation, de leur implication. Le Printemps 2012 nous aura appris
à croire que le bien commun peut primer sur les intérêts individuels : ce
n'est pas utopique! Nous l'avons vécu au Québec, en 2012, grâce à des
étudiants, des professeurs, des artistes, des citoyens qui y ont cru... et nous
pouvons continuer d’y croire!